François-René de Chateaubriand n’a pas seulement laissé sa marque dans la littérature, en politique, mais aussi dans les annales des voyages pittoresques. Parmi ses destinations de prédilection, Venise occupe une place de choix. Imaginons un peu : Chateaubriand, avec sa plume acérée et son regard perçant, débarqua à trois reprises dans la cité des Doges. Ses séjours y furent tout sauf monotones.
Son premier séjour , Chateaubriand le doit plus au hasard . De Trieste, pressé de se rendre en Grèce puis en Palestine, il débarque à Venise avec des étoiles plein les yeux. Il s’attend à une ville flottante, où les gondoles glissent sur des canaux dorés et où chaque palais raconte une histoire millénaire. Notamment le malais de son idole Byron , la réalité est bien différente. Les gondoliers chantent faux, les pigeons de la place Saint-Marc sont plus nombreux que les touristes, et les canaux sentent… disons, le parfum de l’authenticité.
Chateaubriand, toujours élégant, se promène avec son carnet de notes, essayant de capturer l’essence de la ville. Peu tendre, Il écrit : cette Venise est une ville contre nature, on ne peut y faire un pas sans être obligé de s’embarquer ou bien on est réduit à emprunter d’étroits passages plus semblables à des corridors qu’à des rues. La place Saint Marc seule par son ensemble, plutôt que par la beauté de ses bâtiments ,peut être remarquable et digne d’intérêt . Ses fameuses gondoles toutes noires semblent des bateaux qui portent des cercueils . J’ai pris la première pour un mort que l’on allait enterrer ( lettre à son amis Bertin ) et il persiste et signe : “Venise, c’est comme une vieille dame qui porte encore ses bijoux avec fierté, malgré les rides du temps.” Les Vénitiens, amusés par ce Français aux phrases alambiquées, lui offrent des spritz à volonté. Résultat : Chateaubriand rentre à son hôtel , l’hôtel de l’Europe , en chantant “O sole mio” mais avec son accent breton.
Pour son deuxième séjour, Chateaubriand revient accompagné de sa muse de l’instant , une certaine Juliette. Il veut lui montrer la magie de Venise, mais la magie a parfois des ratés. Une balade en gondole tourne au vinaigre quand le gondolier, distrait par les baisers passionnés du couple, heurte un pont. Chavirage. Trempé jusqu’aux os, il tente bien de sauver la situation par une tirade poétique : “Même les eaux de Venise ne peuvent éteindre la flamme de notre amour !” . Moins foncièrement romantique mais tout aussi essorée, la dame répond : “Oui, mais elles vont ruiner ma robe en soie.”
Le couple passe le reste du séjour à se sécher et à éviter les pigeons trop affectueux mais trop envahissants. Peu rancunier , mais très démonstratif, au coin du feu, Chateaubriand en profite pour écrire des lettres enflammées à ses amis parisiens, décrivant Venise comme “une ville où même les catastrophes sont poétiques.” Qui l’a cru ?
Lors de son troisième et dernier séjour, en route vers la France et son roi, Chateaubriand est un homme mûr, son romantisme a repris ses droits, la nostalgie le pouvoir . Il revient à Venise pour retrouver la trace de sa jeunesse, à l’évocation des vestiges de Pétrarque, Dante et Byron . Mais Venise, elle, n’a pas changé. Les gondoles sont toujours là, les pigeons aussi, et les canaux sentent toujours… l’authenticité. Comble de l’indignité le palais autrefois celui de Byron a perdu sa plaque commémorative , signe de l’indigence mémorielle des vénitiens . Que faire alors ?
Il passe ses journées à flâner, à écrire, et à manger des pâtes. Beaucoup de pâtes. Il découvre les joies des spaghettis alle vongole et des tagliatelles al ragù. Entre deux bouchées, il note : “La cuisine vénitienne est comme la ville elle-même : riche, complexe, et parfois un peu trop salée.”
De retour, nostalgie bretonne quand tu nous tiens, lisons le encore : « Je cherchais pourquoi j’aimais tant Venise quand tout à coup , je me suis souvenu que j’étais en Bretagne et que la voix du sang parlait en moi. Si je les aime tant, c’est que je regarde les Vénitiens comme des Bretons, les gondoliers comme des cousins sortis de la corne de la Gaulle. Et de conclure dans une lettre à Mme de Récamier » Je conçois que Byron ait voulu y passer de longues années, j’y finirais bien ma vie et l’écriture des Mémoires, si vous vouliez y venir… »
J Labescat